A coté, des vieilles femmes et vieux hommes, chapelets en main, attendaient désespérément le retour des pirogues qui revenaient presque bredouille de la pêche. Incontestablement, j’étais perçu comme un étranger, et pas n’importe quel étranger, puisque mon appareil photo captait leur attention. Sans tarder, un jeune pêcheur de mon âge qui réparait son filet, s’est levé pour demander ce que je faisais dans ce milieu, et qualifiait ma présence d’insupportable. De cette situation, j’ai adopté une attitude d’observateur prudent face à ces gens qui pouvaient penser tout bas ce que ce jeune pêcheur avait osé dire ouvertement. Je me posais beaucoup de questions. Comment devrais-je me comporter? Seraient-ils agressifs si je faisais une photo? Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi tous ces gens avaient des caractères difficiles. Des questions auxquelles j’ai vite trouvé des réponses, une fois que je me suis trouvé au pied de leurs habitations.
L’érosion côtière avait rasé une bonne partie de Mbao, dont un cimetière et une mosquée. Leur village au bord de l’océan Atlantique, situé à l’est de Dakar, la capitale sénégalaise, portait encore les stigmates des vagues, qui ont rongé presque toutes les maisons, donnant place à une énorme masse de ciment et de fer qui rétrécit la plage. « La mer continue aujourd’hui encore de ronger notre maison. Je suis terrorisé par le bruit des vagues qui s’écrasent presque dans mon lit. Je me demande parfois si je ne suis pas en train de me suicider avec mes petits-enfants? » s’inquiétait Fatou Seck, une mère de famille.
Mais, c’est lors de ma découverte alarmante que tout a changé. Au moment où j’ai aperçu pour la première fois Abdou Aziz Seck, en train de peindre un tableau dans la cour de sa maison dont les vagues avaient déjà démoli la clôture. Il était différent des autres par son style. J’arrivais à établir une bonne communication avec cet homme sympa et ouvert dans lequel j’ai fini par découvrir un talentueux peintre de la grande famille des artistes. Ses tableaux me captivaient et sa vision était profonde. Je me suis demandé pourquoi il passait inaperçu et n’avait pas encore fait carrière dans son milieu.
Grâce à cette nouvelle amitié créée par la rencontre de deux jeunes artistes, j’ai appris petit à petit à connaitre Abdou Aziz Seck, pour finalement trouver ma réponse. J’ai su que derrière ce masque décoré de peinture, se cachait un autre Abdou Aziz Seck : un pauvre jeune soldat, vulnérable, qui se battait énormément pour améliorer sa situation familiale qui était au bord du gouffre. Un jeune homme confus qui était animé d’une phobie : « La situation que vit aujourd’hui ma famille est récurrente. Avant nous, d’autres familles s’étaient exilées pour éviter le pire ! Mais moi, jamais je ne quitterai notre maison pour conquérir d’autres terres étrangères ! Que serai-je si je quittais un jour ma terre natale qui est ma source d’inspiration pour mon art? » me répétait-il. Malgré ses cris du cœur, sa vulnérabilité sociale et financière, il avait su incarner aux yeux de sa famille, un espoir pour s’éterniser sur leur terre d’origine.
Aujourd’hui, son combat est d’autant plus noble si nous sommes tous conscients qu’au Sénégal comme un peu partout dans le monde, l’érosion côtière est la principale cause de destruction des écosystèmes marins et côtiers. Elle peut entraîner, progressivement, la destruction de certaines infrastructures hôtelières, de villages traditionnels pêcheurs ou de plages, mais elle provoque aussi la salinisation des sols, en détruisant les cordons dunaires qui renferment une nappe phréatique, laquelle constitue un mur hydraulique contre l’avancée de l’eau salée à l’intérieur des terres... et vu que le tourisme est le plus grand pourvoyeur de recettes au Sénégal après la pêche, on peut, sans se tromper, dire que c’est l’économie de notre pays en général qui est menacée.
J’ai eu la chance de vivre une découverte triste et à la fois merveilleuse en me rapprochant d’Abdou Aziz Seck, et c’est cette découverte que je veux partager avec le monde. Le film sera consacré à son combat pour mobiliser la population autour de son idée : non pas lutter contre la nature, mais mieux la comprendre pour répondre de façon durable à ses nécessités millénaires. Une complicité profonde le lie depuis longtemps à sa mère très âgée et à son oncle, formateur des jeunes à l’atelier de teinture. Mais, au-delà du cercle familial, Abdou Aziz Seck saura lier à sa cause une école, des enfants, des pêcheurs, une radio locale, et des femmes détentrices de la tradition.
Faire ce film sur Abdou Aziz Seck, c’est aussi montrer une réalité, celle de l’érosion côtière due à l’action de l’homme et aggravée par les changements climatiques. Mais c’est surtout aussi démontrer le pouvoir des idées, de la créativité et de la solidarité, pour imaginer des solutions nouvelles à des conditions nouvelles de la vie sur terre.